14

 

 

Ce soir-là, j’ai fait mon service toutes antennes dehors. Autant dire que ça n’a pas été une sinécure. Avec des années d’entraînement et un petit coup de pouce de Bill, j’avais appris à me protéger des pensées parasites de ceux qui m’entouraient. Mais, là, j’aurais pu me croire revenue « au bon vieux temps », à l’époque où je souriais constamment pour cacher le brouhaha permanent qui emplissait ma tête entre, d’un côté, les commandes des clients et, de l’autre, le bombardement incessant de leurs monologues intérieurs.

Quand je suis passée devant la table où Bud Dearborn était assis en compagnie de son vieux copain Sid Matt Lancaster (deux poulets-frites, deux bières), j’ai entendu : « Bah ! C’est pas une bien grosse perte, la Crystal. Mais personne se fait crucifier dans mon comté... Faut qu’on la règle, cette affaire » et aussi : «Me suis dégoté de vrais loups-garous comme clients. Je regrette drôlement qu’Elva Deane n’ait pas vécu assez longtemps pour voir ça. Elle aurait adoré. » Mais Sid Matt pensait surtout à ses hémorroïdes et à son cancer galopant.

Oh non ! Je ne le savais pas. Quand je suis repassée à sa table, je lui ai tapoté l’épaule.

— Faites-moi signe si vous avez besoin de quoi que ce soit, ai-je dit au vénérable avocat.

Et j’ai présenté à son regard inquisiteur de vieille tortue racornie une mine parfaitement impassible. Il pouvait prendre ça comme il voulait, tant qu’il savait que je ne demandais qu’à l’aider.

Quand on ratisse aussi large, on ramasse beaucoup de déchets. Au cours de la soirée, j’ai donc découvert, entre autres, que Tanya songeait à s’installer définitivement chez Calvin, que Jane Bodehouse pensait avoir attrapé une MST et se demandait qui la lui avait refilée et que Kevin et Kenya, le tandem de choc de la police locale, vivaient désormais ensemble. Comme Kenya était noire et qu’on ne pouvait pas faire plus blanc que Kevin, les parents de ce dernier ne voyaient pas ça d’un très bon œil. Mais il leur tenait tête. Le frère de Kenya n’était pas ravi que sa sœur «vive à la colle » avec un mec, blanc de surcroît. Mais ce n’était pas le genre à en venir aux mains. En leur apportant leurs whiskys-Coca, je leur ai fait un grand sourire. Ils se sont empressés de me rendre la politesse. C’était rare de voir Kenya se dérider. On lui aurait donné cinq ans de moins, tant son visage s’illuminait.

Andy Bellefleur a débarqué avec sa jeune épouse. J’aimais bien Halleigh, et on s’est embrassées. Halleigh se demandait si elle n’était pas enceinte. C’était drôlement tôt pour fonder une famille, si peu de temps après le mariage. Cela dit, Andy était quand même beaucoup plus vieux qu’elle. Cette hypothétique grossesse n’avait pas été programmée. Elle était donc un peu inquiète et redoutait la réaction d’Andy. Comme je faisais du zèle, ce soir-là, j’ai tenté une expérience inédite : j’ai plongé mes antennes jusque dans le ventre de Halleigh. Mais si elle était effectivement enceinte, il était encore trop tôt pour que le petit cerveau émette déjà des ondes perceptibles.

Andy trouvait Halleigh bien calme, ces derniers temps, et il se demandait si elle ne couvait pas quelque chose. L’enquête sur la mort de Crystal le préoccupait sérieusement, aussi, et, quand il a senti les yeux de Bud Dearborn posés sur lui, il s’en est voulu : pourquoi diable n’avait-il pas choisi un autre endroit pour sortir, ce soir ? La fusillade qui avait eu lieu chez Arlène lui donnait des cauchemars.

Quant aux autres, eh bien, ils pensaient aux trucs habituels.

À quoi pensent les gens, la plupart du temps ? Oh ! je vous préviens, c’est vraiment, mais alors vraiment barbant.

La plupart des gens pensent à leurs problèmes d’argent, de boulot, à ce qu’il faut qu’ils achètent au supermarché, à tous ces trucs en plan qu’ils doivent faire à la maison. Ils se font du souci pour leurs enfants, aussi – beaucoup. Ils ressassent leurs disputes avec leur patron, leur conjoint, leurs collègues et d’autres membres de leurs différents cercles.

Dans l’ensemble, quatre-vingt-quinze pour cent des pensées des gens ne mériteraient même pas de figurer dans un journal intime.

De temps en temps, les hommes (moins souvent les femmes) fantasment sur quelqu’un dans le bar. Mais, honnêtement, c’est tellement banal que je n’y fais même plus attention – à moins que je ne sois visée, évidemment. Alors là, c’est franchement écœurant. La fréquence des idées relatives au sexe croît proportionnellement au nombre de verres consommés. En clair, plus on boit, plus on est excité. Rien de bien surprenant là-dedans.

Les seules personnes qui pensaient à Crystal et à la façon dont elle était morte étaient les représentants de la loi chargés de trouver qui l’avait tuée. Si un des coupables était au bar, il ne pensait tout simplement pas à ce qu’il avait fait. Car il fallait bien qu’il y ait plus d’une personne impliquée. Aucun homme – a fortiori aucune femme – n’était de taille à planter une croix tout seul. Pas sans une préparation physique intense et un système hyper compliqué de poulies, en tout cas. Il faudrait qu’il soit doté d’une force surnaturelle pour la dresser tout seul.

C’était très précisément ce que se disait Andy Bellefleur, en attendant son dîner (salade composée au poulet, sauce vinaigrette).

Je ne pouvais qu’approuver. Et j’aurais parié que Calvin s’était fait la même réflexion. Cependant, Calvin avait flairé le corps, et il n’avait pas repéré l’odeur d’un autre changeling de quelque nature que ce soit. Ou, du moins, il ne l’avait pas dit. Puis je me suis souvenue que l’un des hommes qui avaient évacué le cadavre était une Cess. Forcément, ça faussait tout.

Bon, eh bien, je ne découvrais rien de passionnant... jusqu’à ce que Mel fasse son entrée. Mel, qui vivait dans l’une des maisons mitoyennes que Sam louait meublées, avait tout d’un figurant sortant d’une représentation de Robin des Bois, version comédie musicale, avec ses cheveux bruns un peu trop longs, sa moustache, sa barbe et son pantalon moulant.

À ma grande surprise, il m’a pratiquement prise dans ses bras avant de s’asseoir, comme si on était super potes, tous les deux.

Était-ce parce qu’il était une panthère, comme mon frère ? Non, ça ne tenait pas debout. Aucune des autres panthères-garous de Hotshot n’avait manifesté l’envie de se rapprocher de moi sous prétexte que Jason avait été mordu – loin de là. En revanche, la communauté de Hotshot s’était montrée plus chaleureuse envers moi quand Calvin Norris avait eu des vues sur moi – il avait, un temps, songé à faire de moi sa compagne. Est-ce que Mel aurait nourri le secret espoir de sortir avec moi ? Hou ! Voilà qui aurait été... déplaisant, pour rester polie.

Je suis allée faire un petit tour dans la tête de Mel. Je n’y ai trouvé aucune pensée me concernant. S’il avait éprouvé la moindre attirance pour moi, il y aurait pensé, puisque je me trouvais juste devant lui. Non, Mel pensait à ce que Catfish Hennessey, le patron de Jason, avait dit à propos de son grand copain, chez Bon Temps Pièces Auto, ce jour-là. Catfish estimait que mon frère avait « trop tiré sur la corde » et il avait confié à Mel qu’il envisageait sérieusement de le virer.

Mel était très inquiet pour mon frère, Dieu le bénisse. Toute ma vie, je m’étais demandé comment quelqu’un d’aussi égoïste que Jason s’y prenait pour se faire des amis aussi fidèles. D’après mon arrière-grand-père, les gens qui avaient ne serait-ce que quelques gouttes de sang de fée dans les veines attiraient plus facilement les autres humains. Ceci expliquait peut-être cela...

Je suis passée derrière le comptoir pour servir un autre verre de thé glacé à Jane Bodehouse. Une fois n’est pas coutume, Jane essayait d’être sobre, ce jour-là. Elle voulait faire une liste de tous les mecs qui avaient pu lui refiler sa MST. Un bar ne me paraît pas l’endroit idéal pour entamer une cure de désintoxication – mais Jane avait peu de chances de réussir, de toute façon. J’ai mis une tranche de citron dans son verre et le lui ai apporté. Ses mains tremblaient quand elle l’a pris pour le porter à ses lèvres.

— Vous voulez manger quelque chose ? lui ai-je demandé à mi-voix.

Ce n’était pas parce que je n’avais jamais vu un ivrogne patenté s’amender dans un bar que ça ne pouvait pas arriver.

Jane a secoué la tête en silence. Ses cheveux blonds aux racines brunes s’échappaient déjà de la pince qui les retenait, et son gros pull noir était constellé de tout un tas de saletés. Son maquillage avait été appliqué d’une main tremblante et son rouge à lèvres filait. Il arrivait que les alcooliques de la région viennent faire un tour Chez Merlotte, de temps à autre, mais c’était au Bayou qu’ils avaient établi leur QG. Jane était notre seul pilier de bar depuis que le vieux Willie Chenier était mort. Quand elle venait au bar, elle s’asseyait toujours au comptoir, sur le même tabouret. Une nuit où il avait trop bu, Hoyt avait même collé une étiquette à son nom dessus. Mais Sam l’avait obligé à la retirer.

J’ai jeté un œil dans la tête de Jane pendant une ou deux minutes (quelle tristesse !), tout en regardant la lente succession de ses pensées, derrière son regard vitreux, et tous ces petits vaisseaux éclatés sur ses joues violacées. Rien que l’idée de devenir un jour comme elle suffisait à convertir quasiment n’importe qui à la sobriété à vie.

Quand je me suis détournée, Mel se tenait à côté de moi. Il allait aux toilettes. C’était ce qu’il se disait lorsque j’ai lu dans ses pensées, en tout cas.

— Tu sais ce qu’ils font aux gens comme ça, à Hotshot ? m’a-t-il demandé à voix basse, en désignant Jane du menton, comme si elle ne pouvait ni le voir ni l’entendre.

Il n’avait sans doute pas tort, en fait. Jane était tellement absorbée dans son petit monde intérieur qu’elle ne semblait même pas avoir conscience de ce qui se passait autour d’elle.

— Non.

— Ils les laissent mourir. S’ils ne peuvent pas se débrouiller tout seuls pour subvenir à leurs besoins, ils ne leur donnent ni à manger ni à boire, pas même un endroit où se loger.

Ma réaction horrifiée a dû se voir sur mon visage.

— C’est plus charitable, finalement, a-t-il conclu.

Il a pris une profonde inspiration, sa respiration soudain saccadée.

— Il n’y a pas de place pour les faibles, à Hotshot. Les membres gangrenés, on les ampute, a-t-il ajouté.

Et, sur ces bonnes paroles, il a poursuivi son chemin, le dos raide.

J’ai tapoté l’épaule de Jane. Mais, pour être honnête, je ne crois pas que je pensais vraiment à elle, à ce moment-là. Je me demandais ce que Mel avait bien pu faire pour se retrouver exilé dans un meublé de Bon Temps. Moi, à sa place, j’aurais été bien contente d’être débarrassée de tous ces multiples liens de parenté et de cette hiérarchie microscopique qui régentait la vie de la petite communauté de Hotshot, mais il était clair que Mel voyait les choses tout autrement.

L’ex-femme de Mel, Ginjer, venait de temps en temps boire une margarita Chez Merlotte. Il se pourrait bien que je fasse une petite enquête sur le nouveau pote de mon frère, la prochaine fois qu’elle passerait au bar.

Sam m’a demandé à deux ou trois reprises si tout allait bien et, chaque fois, j’ai eu tellement envie de me confier à lui que j’en ai été stupéfaite. J’ai alors pris conscience avec effarement de la facilité avec laquelle je parlais à Sam et de tout ce qu’il connaissait, désormais, de ma vie privée. Mais Sam ne savait déjà plus où donner de la tête : il avait ses propres problèmes à régler. Il avait eu son frère et sa sœur au téléphone plusieurs fois au cours de la soirée, ce qui ne lui ressemblait pas du tout. Il avait l’air anxieux, surmené, et il aurait été égoïste de ma part d’en rajouter.

J’ai bien senti mon portable vibrer par deux fois dans ma poche, mais j’ai attendu d’avoir un moment de libre pour filer dans les toilettes des dames lire mes sms. Le premier était d’Eric. « Protection en chemin », disait-il. Bonne nouvelle ! L’autre message était de Léonard Herveaux, le chef de la meute de Shreveport. « Tray a appelé. D problM ? écrivait-il. On a 1 Dte envR toi. »

Mes chances de survie venaient d’augmenter considérablement et le moral a suivi le mouvement. J’ai donc terminé mon service de bien meilleure humeur que je ne l’avais commencé.

C’était quand même une bonne chose que les vampires tout autant que les lycanthropes me soient redevables. Peut-être que c’était une juste récompense pour ce que j’avais traversé à l’automne précédent, finalement.

Cela dit, au bout du compte, il fallait bien admettre que mon plan d’action pour la soirée s’était soldé par un lamentable fiasco. Certes, après avoir obtenu l’autorisation de Sam, j’avais rempli mes deux pistolets en plastique de jus de citrons pressés (citrons destinés aux thés glacés des clients, à l’origine). Je m’étais dit que le jus de vrais citrons serait peut-être plus efficace que le jus en bouteille de la maison. Je suis donc partie du bar en me sentant un peu plus en sécurité. Mais la somme totale des informations que j’avais récoltées sur la mort de Crystal se montait à zéro. Soit les meurtriers n’étaient pas venus au bar, soit leur forfait ne les tracassait pas plus que ça, soit ils n’y pensaient pas au moment où j’avais fait un tour dans leur tête. Ou les trois à la fois.

Bel et bien mort
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